Fort taux de suicide dans le secteur agricole, blocages routiers et autres actions spectaculaires organisés cet hiver par des exploitants en colère en France et à travers toute l’Europe… Ces symptômes des déséquilibres économiques du secteur alimentaire jettent une lumière crue sur l’inefficacité des lois EGalim.
Que le système économique soit défavorable aux agriculteurs n’est pas nouveau. Mais le redémarrage post-covid, couplé à la guerre en Ukraine depuis février 2022, ont accru comme rarement auparavant les tensions sur les approvisionnements et les coûts de production des agriculteurs et des industriels de l’agro-alimentaire.
Rappelons que la Russie est le 1er exportateur mondial de blé tendre et l’Ukraine dans le top 5 des exportateurs pour le blé, l’huile de tournesol, le colza, le maïs et l’orge.
Les prix du gaz et des carburants se sont répercutés sur le prix des engrais et pesticides, des transports…
Par ricochet, les enseignes de la grande distribution ont appliqué aux consommateurs des hausses de prix inédites dans des délais aussi courts. Les prix de l’alimentaire ont crû de 7 % en 2022 et de 12 % en 2023. Mais le ralentissement s’est amorcé : l’Insee table sur moins de 2% de hausse d’ici juin 2024 (1).
Entre le début et la fin de la chaîne agroalimentaire, chaque maillon s’efforce de limiter les hausses de coûts de ses approvisionnements et les hausses de prix à la vente pour préserver ses marges sans pour autant dissuader les consommateurs d’acheter.
Mais tous les acteurs de l’agroalimentaire ne sont pas logés à la même enseigne, surtout pour les agriculteurs dont les produits sont vendus à l’international.
Les grossistes de matières premières, qui échangent des volumes massifs au niveau mondial, sont les premiers à imposer leurs conditions. Leur peur de la pénurie et les incertitudes géopolitiques les poussent à stocker et à spéculer, c’est-à-dire faire augmenter « virtuellement » les prix d’une matière première, en bourse, en fonction de la rareté anticipée d’un produit.
Cette hausse « virtuelle » se répercute pourtant bien dans l’économie réelle.
Les grossistes bénéficient aussi d’exemptions depuis la loi Macron de 2015, qui consistent à les exclure de l’obligation de transparence de prix dans les négociations commerciales.
Ces exemptions ont persisté malgré les mouvements sociaux et les évolutions législatives ou réglementaires, qui excluent encore les grossistes des conventions établissant des barèmes de prix pour les produits de grande consommation (ex. lait, viande, etc.).
Les grossistes représentent pourtant la moitié de la vente des productions agricoles, auprès des restaurations collectives par exemple.
En bout de ligne, juste avant les consommateurs, les entreprises de la grande distribution, fortes de leur capacité à assurer de gros volumes d’achat, exercent une pression sur les marges des acteurs qui la précèdent. Elles ne s’en privent pas, même si elles sont aussi capables de comprimer leurs marges, affirme un rapport du Sénat (2).
Les agriculteurs demeurent les acteurs les plus isolés et les moins puissants, même regroupés au sein de syndicats (Jeunes Agriculteurs, Confédération paysanne, FNSEA…) ou de coopératives locales d’achat. Quant aux consommateurs, ils ne peuvent agir sur rien, si ce n’est en diminuant la quantité de ce qu’ils achètent.
Depuis 2018, pas moins de trois lois « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable » (EGalim) ont été adoptées.
La deuxième (2021) a commencé à rééquilibrer le rapport de force entre les industriels (PME et grands groupes) et les distributeurs (moins d’une dizaine) lors des négociations commerciales annuelles, mais seulement dans le champ des produits de marques nationales (pas les marques de distributeurs, ni les premiers prix). Et les agriculteurs n’ont pas encore vu beaucoup d’effets dans leur vie…
Le principe de la loi est pourtant pertinent : contraindre agriculteurs et industriels à s’entendre par un contrat écrit établi sur plusieurs années, pouvant être revu à la hausse selon les coûts de production et leur permettant d’absorber, par exemple, les courbes de l’énergie et des transports de 2022 et 2023.
Lors des négociations commerciales entre industriels agro-alimentaires et grande distribution, la loi « sanctuarise » les matières premières agricoles : quand les prix des matières premières agricoles (céréales pour le bétail, protéines, etc.) augmentent, les hausses doivent être répercutées à tous les stades de production, sans négociation possible. Effet bénéficiel pour les agriculteurs, mais pour les consommateurs…
Même le Sénat le dit (2) : les lois EGalim sont « par construction inflationnistes ».
Sur le terrain, sont apparus plusieurs effets non anticipés des lois EGalim, qui limitent considérablement leur impact : la pratique courante du décalage (de plusieurs mois) des hausses de tarifs ou encore le conditionnement de ces hausses de tarifs au dépassement de « seuils de déclenchement » trop élevés.
De ce fait, si la hausse du prix de telle matière première n’excède pas les 20 % sur les six derniers mois les revenus des agriculteurs ne sont pas réévalués.
Autre problème : dans certains contrats, une seule matière première agricole est concernée par la réévaluation des tarifs. Or, il se peut que d’autres ingrédients voient leur coût de production enfler et aucune répercussion n’est prévue pour compenser cela.
La troisième loi EGalim (mars 2023) a introduit des dispositifs pour corriger ces effets pervers, mais elle a aussi ajouté des matières premières à la liste qui permet à des filières d’être exemptées de l’obligation des clauses de révision tarifaire… C’est le cas désormais pour les olives, plusieurs variétés de haricots secs, le glucose, le fructose, les sucres et les mélasses.
Dans un rapport de février 2024 sur la filière bovine (3), la Cour des comptes relève encore un défaut non réglé par les lois EGalim : le calcul des coûts de production n’est pas harmonisé. Les clauses de révision des prix s’appuient sur des indicateurs différents d’un contrat à l’autre.
Selon les cas, il y a plusieurs périodes de référence, ou plusieurs façons de mesurer l’évolution des coûts. La Cour des comptes déplore aussi le trop faible nombre de contrôles de la Répression des fraudes.
La dernière mobilisation d’ampleur de la profession agricole montre que des problèmes restent irrésolus. D’ailleurs, le 24 février 2024, suite à une visite houleuse au salon de l’agriculture, le président de la République a repris, devant des journalistes puis lors d’un mini-débat avec des agriculteurs, une revendication de la Confédération paysanne, syndicat agricole pourtant marqué à gauche : l’instauration de prix planchers pour garantir des revenus minimums aux agriculteurs (4). Puis le ministère de l’économie a affirmé plancher sur le dossier.
Cette annonce sera-t-elle suivie d’effets, ou est-ce un épouvantail pour pousser les industriels et les distributeurs à finalement respecter les lois EGalim lors des prochaines négociations commerciales ?
L’instauration d’un prix plancher ne présenterait-elle pas elle aussi le risque de démettre les agriculteurs de leur pouvoir de négociation, en les empêchant de négocier de meilleurs prix, pour se rémunérer au-delà d’un minimum légal ?
Sans attendre, des initiatives équitables engageant producteurs, industriels, distributeurs et consommateurs sont déjà à l’œuvre en France (lire l’entretien d’Olivier Legrand et de Philippe Leseure).
SOURCES
(1) – Notes de conjoncture de l’Insee d’octobre et décembre 2023
(2) – Rapport du Sénat n°799 de juillet 2022
(3) – Rapport de la Cour des comptes sur la filière bovine, exercices 2022-2023
(4) – Article du journal Le Monde Quatre questions sur les prix planchers